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Des boursières postdoctorales se penchent sur l’esclavage et le colonialisme

À l’aube de son troisième siècle d’existence, McGill doit profiter de l’occasion pour se replonger dans son passé avec un regard critique. Ce faisant, il conviendra d’examiner avec transparence et rigueur de quelle façon l’esclavage et le colonialisme s’inscrivent dans l’histoire de l’Université.

Melissa N. Shaw, doctorante en histoire à l’Université Queen’s, est l’une des deux chercheuses-boursières postdoctorales en histoire institutionnelle, en esclavage et en colonialisme que le vice‑principal exécutif de l’Université McGill vient de s’adjoindre. L’article présente son parcours et ses travaux, alors qu’elle s’apprête à entamer ses recherches postdoctorales.

En août, Melissa N. Shaw commencera à parcourir les archives afin de mieux saisir l’influence que les identités noire, autochtone et blanche ont eue sur l’évolution de l’Université McGill des années 1800 jusqu’au xxe siècle. La spécialiste de l’histoire des Noirs au Canada s’intéresse au rôle de la conjoncture historique dans un contexte d’instrumentalisation des identités raciales. Elle s’est entretenue avec McGill dans la ville au sujet de son projet de recherche à McGill et explique les raisons pour lesquelles il est impératif de raconter l’histoire des peuples marginalisés pour parvenir à une réconciliation.

L’Université McGill a décidé d’entamer des recherches afin de mieux comprendre son passé et ses liens avec le colonialisme et l’esclavage. Vous êtes spécialiste de l’histoire des Noirs au Canada : à quelles questions souhaitez-vous répondre dans le cadre de vos recherches postdoctorales?

Je vais m’intéresser à la façon dont James McGill, l’homme d’affaires, a profité de l’esclavage, et dans quelle mesure il y a eu recours pour constituer sa fortune personnelle, qui a servi à financer la fondation de l’Université.

À l’origine, l’Université McGill était une école de médecine. Je veux savoir comment l’étude des « races humaines » a influencé le programme et quelles ont été les répercussions sur la culture raciale et la racialisation à Montréal, à l’époque. Je pense que le programme d’études de l’école de médecine pourrait nous renseigner sur la façon dont on a élaboré et enseigné le concept de race, et sur l’influence qu’il a pu avoir sur les étudiants et la société.

Évidemment, tout dépendra du type d’informations que contiennent les archives, mais cet aspect devrait constituer une part importante de mon projet.

À l’aube des célébrations de son bicentenaire, l’Université a jugé opportun de se pencher sur les points les plus controversés de son passé. Pourquoi pensez-vous qu’il s’agit là d’une étape importante?

James McGill s’est enrichi en vendant des biens produits par des esclaves. Il a participé à la traite des esclaves et en possédait lui-même. D’autres donateurs, comme Peter Redpath, ont bâti leur fortune sur la souffrance des esclaves et la vente des biens qu’ils produisaient. Vous ne pouvez pas vous enrichir en profitant de la souffrance et de l’oppression d’autres personnes et, par la suite, vanter les mérites de cet argent sous prétexte qu’il a permis de fonder une université. Il faut savoir aux dépens de qui tout cela a été possible.

En quoi vos travaux antérieurs peuvent-ils contribuer au projet?

Durant mes recherches doctorales, ma directrice de thèse a beaucoup insisté sur l’importance des communautés et sur la notion de pluralité au sein même des communautés. Et comme ces communautés sont nombreuses, elles offrent autant de perspectives variées. J’utilise souvent l’exemple de l’accident. Imaginons que trois personnes sont témoins d’un accident de la route : une est dans un autobus, une autre dans une voiture, et une troisième dans un hélicoptère. Elles assistent toutes au même accident, mais chacune l’observe sous un angle différent, ce qui influence sa compréhension des faits. Un historien doit garder à l’esprit qu’il n’observe pas LA vérité, mais plutôt l’expression d’un point de vue parmi tant d’autres.

Qu’est-ce qui a déclenché votre intérêt pour l’histoire des Noirs au Canada?

J’aime beaucoup l’histoire locale parce qu’on peut y déceler des dynamiques plus générales. L’esclavage prenait des formes différentes, selon qu’on était à Montréal ou à Halifax, mais on devine toujours le contexte historique mondial en arrière-plan, ce que je trouve fascinant.

Je suis moi-même Afro-Canadienne d’origine antillaise. Aussi, durant mon enfance, et notamment pendant les cours d’histoire, je me suis toujours demandé pourquoi on parlait si peu de personnes qui me ressemblaient. Les rares fois où les manuels d’histoire faisaient mention de personnes noires, c’était au chapitre du chemin de fer clandestin. Mais j’ai toujours su qu’une partie importante avait été omise.

Le silence entourant ce pan de l’histoire de notre pays en dit long. Taire ces histoires et ces personnes, c’est en quelque sorte prétendre qu’elles ne méritent pas qu’on se souvienne d’elles, qu’elles n’ont pas suffisamment de valeur ni d’importance pour qu’on s’y attarde. On perpétue ainsi l’idée que la norme, c’est d’être blanc, et qu’il existe un droit légitime de reconnaître ou pas l’humanité des personnes noires et autochtones.

En travaillant sur l’histoire des Noirs au Canada, j’ai l’intention de mettre au jour ces récits méconnus et passés sous silence, et d’en faire une analyse rigoureuse. Éprouvants sur le plan émotif, ces travaux soulèvent des questions dérangeantes qu’il faut néanmoins aborder pour voir les choses sous un autre angle et enrichir notre compréhension de l’histoire du Canada et de ses citoyens.

On dit souvent que l’esclavage a sévi beaucoup plus durement aux États-Unis qu’au Canada. Cela explique-t-il pourquoi on parle si peu de l’histoire des Noirs dans notre pays?

Les deux pays ne partagent pas la même histoire, mais les similitudes sont grandes. L’esclavage y a pris des formes différentes, mais il a servi des intérêts relativement semblables, à savoir la quête de pouvoir et d’argent aux dépens de la liberté d’êtres humains.

Je pense que pour bien évaluer la situation de l’esclavage, il faut voir au-delà des chiffres. En analysant l’histoire sous l’angle quantitatif, on risque d’obtenir une image biaisée de la réalité. Les chiffres sont certes importants, mais ils dépeignent une histoire incomplète et peuvent occulter ce qui importe vraiment. De plus, ils ne reflètent pas l’aspect qualitatif de la vie d’un être humain. Toute personne ressent une palette d’émotions – la joie, la douleur, la peine – que les chiffres ne permettent pas d’exprimer. En prêtant une trop grande attention aux chiffres, nous avons en quelque sorte construit ce mythe de l’exceptionnalisme canadien, cette idée que la situation était moins grave chez nous qu’aux États-Unis parce que nous n’avions pas autant d’esclaves Noirs, que notre économie ne reposait pas sur les plantations et que les Noirs étaient baptisés par leurs propriétaires.

Ce n’est pas en adoptant cette perspective et en s’adonnant au jeu des comparaisons qu’on peut arriver à comprendre ce qu’ont réellement pu ressentir ces personnes dont l’humanité et la liberté de choisir ont été complètement bafouées. On ne peut pas non plus comprendre comment l’esclavage a favorisé l’instauration d’une hiérarchie des races dans la société, et comment on en est venu à opprimer certaines personnes et à les priver de leur droit à la dignité et de leur liberté en toute impunité.

Vous nous avez dit que vos travaux soulevaient des questions dérangeantes. Pourquoi est-il si difficile de replonger dans notre récit collectif?

Les travaux de ce genre suscitent parfois certaines craintes. Les études portant sur des communautés marginalisées et racialisées tendent à éveiller un sentiment de culpabilité et de honte. La honte et la culpabilité sont des réactions normales face à l’injustice. Cependant, en mettant l’accent sur la culpabilité, la honte ou la fragilité, on attire l’attention sur les personnes qui ont tiré profit des torts du passé plutôt que sur les victimes. De plus, les gens ont parfois l’impression qu’en reconnaissant les erreurs du passé, ils deviennent en quelque sorte coupables.

Collectivement, nous ne sommes pas coupables des torts perpétrés par le passé, mais bien du silence instauré autour de leur héritage et du manque de volonté à faire changer les choses. Somme toute, ces travaux soulèvent la question de la responsabilité et nous invitent à nous demander quelles leçons nous pouvons tirer du passé pour nous assurer un présent et un avenir meilleurs.

Selon vous, quelles retombées de telles recherches peuvent-elles avoir? Peut-on penser à un premier pas vers la réconciliation?

J’espère vraiment que ces travaux apporteront des renseignements très enrichissants, mais il est difficile de prévoir les retombées concrètes. On peut imaginer plusieurs hypothèses, notamment des changements dans les programmes de l’Université, dans les départements ou dans l’embauche de personnel. On pourrait aussi assister à l’ouverture d’un dialogue sur la diversité qui ne se bornerait pas à la question de la représentation et qui encouragerait la diversité de pensée.

Cependant, il faudra éviter de se concentrer uniquement sur les résultats potentiels, au risque de passer à côté des leçons ou de l’histoire que le processus de recherche nous raconte. Ces projets favorisent la prise de conscience, la compréhension et la reconnaissance de la responsabilité. Le fait de reconnaître la violence raciale, la résilience et notre capacité à agir nous aidera à nous servir du passé pour entamer le processus de guérison. Je suis convaincue que ces étapes sont indispensables à la réconciliation. Il est impossible d’instaurer un changement important sans avoir préalablement compris les raisons pour lesquelles ce changement est nécessaire.

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