Prédateur envahissant : quand la proie court à sa perte
Un prédateur envahissant peut ravager un écosystème. De fait, l’extinction d’une espèce résulte bien souvent de l’introduction d’un prédateur au sein d’un écosystème isolé, par exemple une île ou un lac. Le prédateur est habituellement montré du doigt, mais parfois, c’est plutôt le comportement des animaux de proie qui provoque la dévastation. C’est ce qu’a constaté une équipe internationale de chercheurs dirigée par , de l’Université de Princeton.
Le problème se pose avec une acuité grandissante, fait observer l’un des coauteurs de l’étude, Rowan Barrett, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en science de la biodiversité à l’Université McGill, à Montréal (Québec). « En raison de l’activité humaine, l’arrivée de nouveaux prédateurs dans des écosystèmes auparavant isolés est de plus en plus fréquente », souligne-t-il. « Or, ces nouveaux venus peuvent amener les espèces proies à changer de comportement et à utiliser autrement leur milieu de vie, ce qui, d’après nos travaux, pourrait influer fortement sur la biodiversité. »
L’équipe a étudié trois espèces de lézards : un prédateur – l’iguane à queue bouclée (Leiocephalus carinatus) – et deux espèces proies – l’anole vert (Anolis smaragdinus) et l’anole brun (Anolis sagrei). Le fruit de son travail a été publié dans le numéro du 6 juin de la revue Nature.
Concurrence et cohabitation ne font pas bon ménage
Les chercheurs ont utilisé comme écosystèmes expérimentaux 16 îlots des Bahamas. En l’absence de prédateurs, les deux espèces d’anoles cohabitaient en parfaite harmonie : les anoles verts dans les arbres et les anoles bruns, plus près du sol. Les deux espèces se disputaient les insectes, certes, mais la compétition « n’était pas féroce », précise le Pr Pringle. Cependant, lorsque les chercheurs ont introduit l’iguane à queue bouclée, les anoles bruns se sont mis hors de la portée de ce prédateur terricole plutôt trapu en se réfugiant dans les arbres. Les deux espèces proies souhaitant occuper le territoire et se nourrir, la concurrence entre elles s’est intensifiée, ce qui a miné leur capacité de cohabitation. Les résultats donnent à penser que lorsqu’une proie arrive à changer rapidement de comportement pour se protéger d’un prédateur, la présence de ce dernier risque de nuire à la cohabitation harmonieuse des espèces proies.
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« Pour comprendre les interactions entre le prédateur et sa proie – ou l’effet d’un prédateur sur la biodiversité et les écosystèmes – il faut comprendre le comportement de la proie », explique le Pr Pringle. « On peut difficilement prévoir le comportement qu’adoptera la proie pour éviter d’être dévorée, mais c’est pourtant une donnée fondamentale. En écologie, la plupart des théories reposent sur une hypothèse toute simple : le prédateur dévore la proie, point à la ligne. En réalité, c’est plus compliqué que ça. Mais nous sommes bien déterminés à découvrir le fin fond de l’histoire. »
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Gaku Takimoto, théoricien de l’écologie à l’Université de Tokyo, voit dans cette étude – à laquelle, soit dit en passant, il n’a pas participé – un formidable contre-exemple d’une théorie classique en écologie. « En théorie, le prédateur favorise la cohabitation d’espèces proies concurrentes en écrasant l’espèce supérieure au profit de l’espèce inférieure, mais ici, devant la menace que posait le prédateur, le plus fort a usurpé l’habitat du plus faible, mettant fin à la cohabitation. »
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Superprédateur et biodiversité
L’importance du superprédateur, ou « prédateur clé de voûte », pour la santé des écosystèmes est connue depuis longtemps en science. La théorie du superprédateur veut que ce dernier puisse empêcher une espèce proie de proliférer au détriment de toutes les autres, ce qui, en principe, favoriserait la diversité des espèces à la base de la chaîne alimentaire. Bien que l’étude ne remette aucunement cette théorie en question, elle montre que la présence d’un superprédateur dans un écosystème n’est pas forcément un gage de diversité.
Les scientifiques n’ont pas encore mesuré pleinement l’effet de l’introduction de prédateurs sur les espèces proies résidentes. Bien sûr, il arrive qu’un prédateur étranger décime les populations de proies en les dévorant, tout simplement. Cependant, les proies peuvent également tenter d’échapper à ce destin, comme l’ont fait les anoles bruns en se réfugiant dans les arbres. Ils y ont trouvé un havre, certes, mais un havre surpeuplé où règne une concurrence féroce. Résultat : en raison de ce que l’équipe de Robert Pringle appelle la « concurrence au sein du refuge », l’arrivée du superprédateur a eu un effet contraire au dénouement attendu dans le scénario classique.
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« Après six années d’observation de la population, nous avons constaté que l’iguane à queue bouclée avait déstabilisé la cohabitation des espèces proies concurrentes : en obligeant les anoles bruns et verts à partager le même refuge, elle a intensifié la concurrence entre ces espèces et provoqué l’extinction de certaines populations », résume Rowan Barrett, de l’Université McGill. Ces observations viennent remettre en question l’universalité de l’hypothèse du superprédateur et étayer l’hypothèse de la concurrence au sein du refuge dans le milieu étudié, ajoute-t-il.
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Les bonnes vieilles méthodes bonifiées par des techniques de pointe
Désireux d’aller au‑delà des relevés de population, les chercheurs ont analysé l’alimentation de chaque espèce de lézard au moyen de codes-barres ADN obtenus à partir d’échantillons de matières fécales. Ainsi, grâce à une puissante technique appelée metabarcoding, ils ont pu caractériser la concurrence que se livraient les espèces pour se nourrir. Par ailleurs, ils ont analysé des isotopes stables pour déterminer l’effet des traitements expérimentaux sur la longueur de la chaîne alimentaire de l’île et la position de chaque espèce dans cette chaîne.
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Ces techniques ont permis aux chercheurs d’approfondir considérablement leur compréhension des résultats obtenus, souligne le Pr Pringle. « Souvent, on se livre à une expérience sur le terrain et on obtient une série de résultats, mais sans savoir nécessairement pourquoi on les a obtenus; on peut avoir une bonne idée de l’hypothèse la plus plausible, mais il reste généralement des zones grises », poursuit-il. « J’avais envie depuis longtemps de conjuguer les bonnes vieilles méthodes avec les techniques de pointe, comme ici le metabarcoding, pour mieux étudier les mécanismes en jeu. C’est exactement ce que nous avons fait au cours de cette expérience de six ans, et je trouve ça très satisfaisant. »
« Les chercheurs ont pu reproduire ce qui se déroule dans la nature lors de l’arrivée de nouveaux compétiteurs et de prédateurs, puis suivre l’évolution de la situation en temps réel », indique Jodie Jawor, directrice de programme à la National Science Foundation, qui a financé l’étude. « Pour une rare fois, nous avons accès à une information précieuse sur les conséquences de l’introduction d’une nouvelle espèce dans un écosystème … Les habitats et la composition des communautés animales peuvent changer pour diverses raisons – catastrophes naturelles, développement, construction – alors ce travail nous aide à saisir l’ampleur des conséquences écologiques et, éventuellement, à prendre en connaissance de cause les mesures qui s’imposent. »
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L’étude a été financée par la National Science Foundation des États‑Unis (subventions DEB‑1457697 et DEB‑1314691), le Princeton Environmental Institute, une chaire de recherche du Canada et une bourse d’études supérieures du Canada Vanier.
Rowan Barrett est le dernier auteur de la liste. Les autres auteurs de l’Université McGill sont Tim Thurman et Charles Xu, étudiants aux cycles supérieurs, ainsi que Naomi Man in ‘t Veld (M. Serv. soc., 2015) et Kiyoko Gotanda (Ph. D., 2016), diplômées étudiant aux cycles supérieurs.
L’article « Predator-induced collapse of niche structure and species coexistence », par Robert M. Pringle, Tyler R. Kartzinel, Todd M. Palmer, Timothy J. Thurman, Kena Fox-Dobbs, Charles C. Y. Xu, Matthew C. Hutchinson, Tyler C. Coverdale, Joshua H. Daskin, Dominic A. Evangelista, Kiyoko M. Gotanda, Naomi A. Man in ’t Veld, Johanna E. Wegener, Jason J. Kolbe, Thomas W. Schoener, David A. Spiller, Jonathan B. Losos et Rowan D. H. Barrett, a été publié dans le numéro du 6 juin de la revue Nature(DOI : 10.1038/s41586-019-1264-6).
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Personnes-ressources :
Cynthia Lee
Relations avec les médias, Université McGill
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Liz Fuller-Wright
Rédactrice scientifique
Université de Princeton
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